A3. SALON DE THÉ
- Qui êtes-vous ?’
Des formes troubles sortaient peu à peu de l’obscurité. Il y avait une table. Deux chaises, et deux ombres d’hommes assis. Edwin entrouvrait les yeux. Les contours se précisaient péniblement. Les deux hommes, c’était Charles et un inconnu costumé en général de pacotille, avec un ensemble bleu de gardien de la paix et des épaulettes d’or effilochées, un grand chapeau à plume de paon, et une canne autour de laquelle s’enroulait un serpent. Edwin ne se souvenait pas exactement de l'amuseur du balcon, des feux d'artifice, et des visions. L'inconnu était mélangé à une sorte de cauchemar. Entre les deux hommes, une grande fenêtre à double battant était ouverte sur les étoiles, et sur l’horizon énorme du Pacifique. Sur tout le cadre de la fenêtre, des fleurs roses et jaunes grimpaient entrelacées, si bien que la fenêtre ne pouvait pas être tout à fait fermée.
- Monsieur. Allez-vous me répondre ?, demanda Charles, agité comme un enfant fiévreux. Qui êtes-vous ? Nous ne resterons pas. Non. Merci, merci bien, mais non.
L’homme aux épaulettes d’or, massif, barbu, restait silencieux.
La nervosité de Charles tranchait avec la paix profonde de la pièce. Le silence calme de l’inconnu lui donnait tout le pouvoir. Il se leva d’un coup, presque jusqu'aux poutres, et le bibliothécaire frémit dans son ombre. Mais c’était pour jeter de nouvelles bûches dans le poêle à bois derrière eux, qui lança des étincelles crépitantes par la porte de fer noir entrouverte. Il se rassit. Et regarda à nouveau Charles en souriant.
Edwin ouvrit un peu plus les paupières, clarifiant les contours flous de sa vision. Malgré la fenêtre entrouverte, une chaleur intime baignait la pièce. C’était l’atelier d’un artiste habité par un ours. En jetant les bûches, en se rasseyant pour regarder le valet droit dans les yeux, l’inconnu ressemblait à un fermier fatigué par sa longue journée, dans les hautes herbes et les blés, plein de pesanteur terrestre, aspirant au crépuscule, le cœur plein d’étoiles naissantes ... Mais attifé en figure de foire, faux Général Grant à Chattanooga. Juste derrière sa tête, accroché au mur, Edwin remarqua une bicyclette à deux roues égales, l'un des nouveaux modèles.
L'ours bailla, avec un fin sourire, en soutenant le regard effrayé de Charles. Puis il inclina la tête de côté, comme font les chiens qui ne comprennent pas leur maître.
Charles se redressa sur son tabouret. Il relevait le défi.
- Eh bien soit, ne dites rien. Je parlerai. Je suis Charles Iverson. Et je suis ... L’assistant de cet homme-là. Nous vous remercions de votre aide. Monsieur ne tolérera pas de médecin. Mais il doit se remettre. Permettez que nous restions, cette nuit. Nous partirons dès son réveil. Non sans vous payer de votre générosité. Bien sûr.
Le maître des lieux articula, lentement, quelques mots, d'une voix basse et résonnante.
- 'Monsieur' ? Cet homme là ?
- Oui. N’en parlons plus. Nous ... Il tient à ses secrets.
- Tous nos citoyens sont libres, en corps et en volonté. Mais qui est cet homme, qui cache son corps dans une cape, et qui sort un revolver aux fêtes du solstice ? Qu'arriverait-il, si je soulevais sa cape ?
- Je vous défends !
- Vous me défendez ?
Charles s'était levé à nouveau. Une fois debout, il arrivait à peine à la hauteur de son hôte assis. L'homme au chapeau se leva, et planta sa grosse main droite sur l'épaule de Charles.
- Monsieur a bien de la chance de vous avoir, à ses côtés, Charles Iverson. Vous êtes un ami. Allons, rasseyez-vous. Ah, voyez, “Monsieur” s'éveille enfin.
L’étranger s’agenouilla vivement près d’Edwin.
En frémissant, la cape s’était affaissée d’un pouce, révélant les joyaux ternis des lanières de l’armure.
Norton mit le doigt dans cette ouverture et, en l’élargissant, découvrit la cuirasse rouge, tâchée de rouille.
- Qu’est-ce là ? Demanda-t-il avec un sourire et des yeux curieux.
- Rien.
Charles s’approcha pour retirer la main de Norton. Il n’osa pas finir son geste.
- Quoi ? Rien ?
- Peu de choses.
Norton retira vivement sa main, comme s’il s’était brûlé. Il avait de grands gestes. Comme les pantomimes de rue, qui doivent attirer l’attention des passants.
- Pourtant je vois, et je crois. Valet, jouez votre rôle. C’est au maître de donner aux choses leur valeur. S’il la porte, cette armure n’est pas peu de chose. Bien sûr, elle est toc. Faite pour la scène. En ce sens, elle ne vaut rien, sans lumières ni public … Il la porte encore, pourtant.
Norton avait insisté sur ce mot, de scène. Il mimait maintenant l’ignorance et la réflexion profonde, se tenant le menton à travers son épaisse barbe blanche et noire.
- Serait-ce Macbeth revenu ... ou cette énigme plutôt : qu’est-ce qui ferait qu’un comédien, assez riche, assez puissant pour être suivi d’un valet si dévoué, vienne nuitamment se perdre dans notre auguste cité? Il ne sait rien de nos fêtes. Il paraît blessé. Agité. Hanté, presque. Qu'il soit acteur, c'est l'évidence, mais lequel est-il ?
- Assez !
- Vous ordonnez ?
- J’ordonne.
- Allons, Forrest, ton valet prend bien ses aises chez moi.
Les épaules de Charles tombèrent, comme s’il avait été frappé au ventre.
Edwin fixait maintenant son hôte. Intéressé.
- Vous voyez, Forrest - puis-je vous appeler Edwin ? - J’ai un peu deviné qui vous êtes. Est-ce que vous avez mal ?
- ... Non ...
- Vous vous méfiez. Pas d'inquiétude. Je ne dirai rien. Charles ici présent me criait, tandis que vous portais à travers les collines, que vous n'aviez pas le temps. Que vous étiez attendus quelque part. Attendu quelque part ... Je devine où. Ils sont nombreux, là-bas. Plus nombreux que nous. Vous avez hâte de les retrouver. D'être pardonné. Ou puni ? Mais ce n'est pas une raison de sortir une arme dans nos rues et d'effrayer vos concitoyens. N’est-ce pas ?
Norton, faisant le maître d’école, semblait attendre une excuse.
- Edwin. Il y avait des enfants dans cette rue.
Tous trois tressaillirent du même frisson. Dans toute cette histoire, Norton ne devait jamais parler avec plus de dureté.
Il retrouva soudain son sourire.
- Maintenant reposez-vous, cher maître. Profitez du silence. Personne ne saura que vous êtes ici. Cette cabane est simple, mais elle est à vous.
- Laissez-moi.
- Où donc ? Dans la rue, où n'importe quel lecteur de journaux peut vous reconnaître ? Quelque part à mi-chemin, dans nos collines ? Vous n'êtes plus tout jeune, Edwin. Et vous êtes en sale état. Heureusement que Monsieur Iverson sait tout de vous, et a pris soin de charger votre revolver à blanc. Tout en vous laissant croire qu’il était chargé … voilà un homme qui sait aider. Mais qui ne connaît pas les armes. Si le canon avait été plus proche, vous perdiez un tympan, peut-être un œil. Vous voilà béni, Edwin !
...
Allons, riez ! Vous vouliez disparaître, et vous avez disparu. Vous vouliez mourir, on vous a vu tomber sans souffle après un tir - demain on publiera partout votre avis de décès. Vous voilà ici ... dans l'Autre Monde. Profitez. Vous êtes mort.
Edwin tressaillit visiblement.
Norton, comme pour lui-même, au bibliothécaire :
- … abandonnez vos lectures, Charles Iverson, vous voilà entré dans un livre.
Charles se rapprocha de son maître.
- Monsieur, ne craignez rien. Il est un peu fou, mais c'est lui qui a dissipé la foule et vous a porté jusqu'ici. Monsieur, quel que soit votre nom, encore merci, mais nous devons partir bientôt. San Francisco a des hôtels et Monsieur doit se soigner.
- N'y-a-t-il que des Monsieurs dans votre monde. Êtes-vous encore un enfant ? Non, vous resterez. Allons, changez de tête. Comment allez-vous le porter ? Même décati, il fait le double de votre poids. Et qui sera votre sauf-conduit, à cette heure de la nuit ? Vous avez rencontré les citoyens de San Francisco à l'heure des échauffements. Passé minuit, c'est l'heure des records personnels et des grands titres - je ne réponds plus de leurs manières. Non, vous resterez, Ed et vous. Nous parlerons !
Norton leur fit un gros sourire innocent.
Edwin referma les yeux
- Charles ... du repos ...
- Restez au moins pour le thé.
Norton jouait des yeux implorants. Comme un enfant qui veut rester un peu plus longtemps. Charles interrogea son maître du regard. Edwin cligna des yeux, et hocha légèrement la tête.
Joshua frappa trois fois dans ses grosses mains.
- Magnifique ! Magnifique ! Tenez, mon bon Iverson, prenez ce petit sac, et allez voir sur la falaise, si vous trouvez des herbes pour le thé. Tout près du bord. Allez, allez. A nous deux, maître-acteur. Toutes d'argent, les herbes, vous verrez, comme des bouts de Lune, vous ne pouvez pas vous tromper.
Charles, interdit, prit le sac.
- Prenez votre temps.
- Non, protesta-t-il faiblement.
- Non ! Toujours non. Comment parler sans un bon thé sauvage ? C’est l’usage ici. Vous vous y ferez.
"Parler" : le mot avait dans sa bouche un goût particulier d'aventure et d'amour. On aurait cru qu'il s'agissait de jouer aux cartes ou de chevaucher au Soleil du matin.
Charles se tourna alors vers Edwin avec un air de supplique.
Les yeux d’Edwin, seule partie mobile de tout son corps pétrifié, passaient de l’un à l’autre.
- ... Partez.
Charles voulut protester.
- Nous ne faisons que parler, rassura Norton.
Agrippé au sac comme un enfant, Charles ne partait pas.
- Encore là, valet ? Alors, rendez-vous utile. Vous savez mieux que personne ce qui afflige votre maître. Quelle est sa maladie ?
- … il est ... triste.
- Pardon ?
- Il est triste. C’est tout. Il y a eu la paralysie. Le nerf sciatique. Mais il devrait aller mieux déjà. Seulement, à force de ne pas bouger, de lire, et de mal dormir, il s’est engourdi. Tout s'effondre. C’est la tristesse qui lui fait le plus de mal.
- C’est tout ?
Charles regardait son maître en parlant. Vingt ans les séparaient. C’était comme avancer la main dans le feu.
- Il y a les paniques. L’insomnie. Ou quand il dort trop et que ses cauchemars le réveillent avec des crampes. Ses poumons … faiblissent. A cause de l’opium qu’il prenait, au début, pour la douleur. Et d’un asthme d’enfance. Il n'y a plus de ... douleur ... je crois. Mais l'ombre de la douleur reste.
Le regard fixe d’Edwin ne portait ni assentiment ni reproche. Il le tourna vers Norton.
- Je me suis … diligemment … détruit.
- Nous vivions à Saratoga, pour les sources. Mais nous n'allions pas. Par peur d'être vus.
- Alors vous veniez pour nos sources ? Le climat ?
- En principe. Dans les livres, j’ai cherché un moyen de le soigner, mais …
- Assez.
Edwin avait parlé sans méchanceté, dans un souffle.
- Charles. Partez.
Le valet baissa la tête, comme ces statues égyptiennes à l’entrée des temples, toujours inclinées devant les étoiles. Il serra son sac. Et tourna enfin les talons.
- Essayez de ne pas tomber ! Et regardez par la fenêtre, si vous voulez nous surveiller !
La porte en battant révéla d'un coup le plateau agité de hautes herbes, devenues blanches comme l’écume, sous la Lune. La cabane semblait flotter sur ces vagues comme une barque.
Norton rapprocha son tabouret du lit. Par la fenêtre ouverte Edwin pouvait voir la silhouette de son bibliothécaire s'agiter sur le bord de la falaise. Elle semblait danser sur l’horizon. Deux ou trois fois il risqua de glisser à bas dans les récifs. C’était comme les spectacles d’ombre de certaines ‘maisons’ chinoises où, à San Francisco comme à New-York, on pouvait acheter les petites boules laiteuses qui soulageaient de tout, de tout ...
Soudain seul avec lui, Edwin eut l’impression de découvrir son hôte. L’ironie et le sourire avaient laissé place à l’aura profonde d’une mer sans vagues, cachant des forces inconnues. Il le fixait de ses yeux bleus. Par son air seulement, il aurait pu se déclarer général, capitaine d’industrie, milliardaire en voyage, ou même roi de quelque île lointaine - on l’aurait cru.
Mais il semblait plutôt artisan, chef d’un atelier en ville - ces hommes-là, souvent, ont plus de majesté que des rois, étant plus libres.
Il n’y avait pas de prétention dans son aura, mais une sorte de jeu cabotin, comme s’il s’amusait à chaque instant d'un "hasard" prévu, d'un plan bien orchestré, d'une prédiction sur le point de se réaliser.
Avec ses épaulettes et sa canne, il ressemblait à l'une de ces marionnettes des Guignols ou des Pupi, où il jouerait le bon chassant de son bâton les méchants.
Malgré cet air étrange, ses mots sur la mort, et son thé de minuit, l'amuseur n'avait rien d'inquiétant. Ce sont des impressions invisibles qui lient les étrangers. Dans le mystère, entre Norton et Edwin, des fils d'or se nouaient.
- Bien. Vous semblez un peu remis. Bien. Mais nous attendrons un peu avant de partager un verre. Nous n'ouvrirons aucun trésor de la Champagne, pas même un clairet. Nous nous tiendrons éveillés. Le Verbe, Ed, le Verbe sauve de la Nuit. J'ai quelques bougies à brûler. Les étoiles sont de sortie. Même les fleurs brillent un peu plus fort. Vos tempêtes, vos calmes ... Je sais, en gros, ce que vous avez vécu. Cette nuit sur la place ... Non, non, reposez-vous, je n'en dirai pas plus. Je sais ce que les journaux en ont dit. J'en avais pleuré. Je m’en souviens. Car ce pays me tient à cœur. Maintenant, je voudrais tout entendre, de votre vie. Car vous êtes vivant. Que vous le vouliez ou non. Ce n'est pas fini.
Edwin ne répondait pas. Mais il regardait son hôte, sans cligner des yeux.
- Vous avez fait bien du mal. Certes. Ce que je n’ai pas lu dans les journaux, je l’ai deviné en partie. N’est-ce pas ? Un feu, souvent, naît d’un peu de poudre. Et vous étiez de la poudre. La poudre est-elle coupable ?
Edwin regardait Norton, fasciné. L'ours éclata d’un rire énorme.
-Ah ! mais imaginez comme le bon Charles, qui vous aime tant, pleurerait de m’entendre vous parler ainsi ! Il me tuerait, le gaillard ! Des balles à blanc ! Un bibliothécaire ! Vous avez bien de la chance de l’avoir. Allons allons. Détendons-nous. Dispersons les nuages noirs.
Voila la question : pourquoi vous ai-je amené ici ? C’est simple. Je veux la vérité sur votre affaire. Je ne crois plus les journaux. Et d’ailleurs, si nous voulons la vérité - Dieu sait qu'elle vous ferait mille fois l'effet d'une source - il faudra commencer plus tôt. En bref, je voudrais que vous me disiez ... Tout.
- Pourquoi ?
- C’est évident, non ? Pour vendre l'histoire, et faire des tas d’argent. Non. La vérité m’intéresse. C’est une vieille passion. Et puis, ça ne peut pas vous faire de mal.
- … pourquoi vous … raconter ?
- Parce que je vous ai porté. Sur mon dos. Personnellement.
- Vous aidez … pour exiger ?
- Le prix n'est pas cher.
- Si … cher.
- Alors je ferai de ma demande un décret. Tenez, j'ai là ma plume, et mon papier.’
Le bureau, sous la bicyclette, était en effet couvert de feuillets à grandes majuscules.
- "… mais, ce gus, qui est-il, au juste ? » C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ?
Norton balaya l’un de ses galons dorés d'un geste réflexe, caressa sa barbe, puis remit les deux mains sur son étrange canne serpent.
- Je suis Joshua Norton. Nous y reviendrons. Pour l’instant, je ne suis qu’un ami, qui voudrait vous entendre raconter. Et assez de cette voix traînante. Vous pensez être incapable de parler ? Que je commence n'importe quelle grande tirade dans tout Shakespeare, vous me la finirez en faisant craquer les murs. Vrai ?! Vrai ou non ?
- Assez. Je me suis manqué. Laissez-moi.
- Oh, mais le coup est parti - pensez, Monsieur Colt connaît son métier. Pensez au bon Charles. Qui vous a volé le revolver et vous l'a rendu. Qui vous a protégé sans le dire. Qui même ce soir s'est tenu comme s'il ne méritait pas un "merci". Voilà le poids d’un acte. Alors oui, dormez, ne dites rien, demain partez. Comment vous forcerais-je ? Et demain vous serez encore dans les livres et les gravures. Mais vous irez comme vous étiez venu : capable de tirer dans une ville en fête, mais pas de voir l’ami à votre chevet.
Pour la première fois en bien des années, Joshua Norton avait perdu son calme. Il s'arrêta, et soupira longuement.
- Vous sentez comme moi l'air de l'océan. Vous entendez les vagues. Vous voyez les étoiles, sur mes fleurs à la fenêtre, et les bougies que j'ai placé avec goût. Vous vous dites : « ce type parle trop, beaucoup trop, il est excentrique, il est peut-être même dangereux, mais il a un cœur qui bat." N'est-ce pas ? Vous pensez : "Je sens bien que je suis à un carrefour, et parler, peut-être …"
Bref, nous le savons déjà, que vous ne faites que jouer le prélude, tourner autour, pour laisser le dramaturge remplir l'acte ... vous allez me raconter votre histoire, toute votre histoire. Vous croyez encore aux forces de votre destinée. Et peut-être ... attendez ... peut-être ...
Norton s'approcha tout près, comme s'il espérait déceler un secret dans les yeux d'Edwin.
- Saviez-vous que le revolver n'était pas chargé ?
Il y eut un bruit de bois qui grince.
Charles se tenait interdit dans le cadre de porte. Il fixait, abasourdi, les quelques larmes qui roulaient sur le visage de son maître. C'était comme voir sa mère en pleurs. Il lâcha son énorme sac gonflé de thym.
Norton, avec un bon sourire, ouvrit grand les bras, entre le bibliothécaire et l’homme en noir.
- Vivez, Edwin ! Charles, asseyez-vous avec nous. Vous jouerez le public complice de l'accusé. Moi, je ferai le juge et l’avocat. Pas de greffier ! Rien de tout cela ne doit rester ! Un feu de paille : entendons toute l’histoire, et ensuite, oublions. Vous aussi, vous devez avoir votre curiosité, bien chère payée. Vous fumez ? Non ?
Sur ces formules, Norton alluma une pipe bien tassée de tabac danois, qui répandit un arôme d’épices lointaines dans le petit salon. On entendait la mer battre à la place des horloges. On était trop loin des rares clochers de la ville ardente. Les heures disparaissaient.
Norton fit le thé.
Son parfum s’éleva, rejoignant les fumées du tabac et du feu. Les fleurs se mêlaient aux étoiles. Edwin voulait refuser le repos, mais le repos s’imposait tendrement à lui. Le revolver dormait sur la table de nuit.
Et une par une, comme des îles enflammées, dérivant de l’horizon, à travers la fenêtre les bougies et les fleurs, des images touchèrent les yeux d’Edwin. Il y avait Kate enfant. Les amis, la ville comme une grande bête portant les enfants sur son dos, et ils jouaient dans ses rues, et ils avaient de l’eau jusqu’aux cuisses au bord de l’Hudson, et c’était avant tout, et c’était le début de tout, et c’est là, au centre de ce petit théâtre du cœur, qu’Edwin revit soudain le sourire oublié de Dara.
Norton servit le thé. On parla.