CARNAVAL

Le train de nuit passait de ville en ville. A travers la grande fenêtre du wagon, toutes les nuances du soir s’allongeaient sur le ciel, commençant au rouge et finissant au violet, et ces couleurs, comme des voiles, entraient dans la cabine pour me recouvrir. Chaque fois que je rouvrais les yeux, il me semblait me réveiller dans de la pourpre romaine, ou dans dans les flammes d’un bordel en feu. Le Soleil se couchait derrière les nuages - des robes de tulles pastel se changeaient d’un coup en cendre noire.

La nuit profonde montait cran à cran. Le Soleil se vidait de ses feux goutte à goutte, et le rail coupait au travers, comme une lame de couteau dans un œil. Et bien que l’ombre réduise le cercle du visible autour des faibles lanternes du train, du même mouvement elle ouvrait dans mon esprit fatigué la perspective infinie de l’inconnu et de la peur. J’étais seul dans le wagon-lit. Les autres passagers du train n’existaient que par des bruits de portes aux escales. Dans mon demi-sommeil, interrompu par les coups de lumière des lampadaires des gares, son visage d’ange apparut soudain. Entre chaque lueur, lorsque la nuit se refermait, sa robe bleue se refermait sur le train. A chaque coup de lumière, ses grands yeux clairs brillaient aux fenêtres. Il faisait tout à fait noir maintenant. Nous allions à travers elle comme à travers une tempête.

Bientôt, Venise. Bientôt, le repos loin de tout caché loin du monde. Je voulais dormir. Je dormais peut-être. Je dormais. Puis j’oscillais entre le rêve et le passage des gares.

La couverture était fine et froide. Mais sous l’acier du wagon, des choses chaudes, des mécanismes cachés, rayonnaient de chaleur comme ces fours sur lesquels on dort, en Sibérie. Je sombrai doucement, hypnotisé par les lueurs, par le ron-ron, le roule-roule du train de nuit, et le rythme de son moteur, 1, 2, 3, 4 temps, 1, 2, 3, 4 temps ... Je coulais, sous la couverture, sous la couchette, sous le rail …

Je m’endormis. Ou je me réveillai. Les bras grands ouverts, je planais dans les airs. Le train roulait sous moi. J’allais à sa vitesse, entraîné par une force inconnue. Le vent glaçait mon front. Nous devions traverser l’Allemagne, puis l’Autriche pour atteindre Venise ... Mais ce train là, ce train noir et souple faisait de vastes détours, je ne reconnaissais plus les paysages. Le Soleil s’était couché sur de vastes plaines presque plates. Presque d’un seul coup l’ombre de montagnes immenses s’étaient levées jusqu’au bord du ciel. Maintenant les ombres des montagnes se désarticulaient de virage en virage, les horizons se mangeaient l’un l’autre en cercles concentriques, et au lieu d’aller en avant nous allions en profondeur, en spirale, comme dans une bobine de film déroulant tout le tour du monde. Nous allions par la terre et la mer. Les champs noirs se fondaient en vagues, les cimes des arbres se changeaient en écume. Nous brisions des récifs, des caldeiras et des murailles. Puis c’était la terre à nouveau, les sommets se mélangeant aux plaines et à l’orage. Il n’y avait plus de lampadaires sur ce voyage à travers la nuit véritable - c’est le train qui projetait ses lumières par toutes les fenêtres. Son rythme d’acier prit les accents d’un rire. Nous serpentions dans l’ombre d’une ombre, et je jure avoir vu le métal se plier doux comme une peau, et briller en losanges comme des écailles. Soudain, au-devant, une lueur apparut.

Mon cœur frappa plus fort, affolé par le vol et la vitesse. L’angle des détours se réduisait. Arrivé au dernier cercle nous prîmes de la vitesse pour entrer soudain dans un tunnel sombre et droit. C’est au bout de ce tunnel que brillait la lueur. Je sentis mon corps s’alourdir, peser comme vers le rail ... Il n’y avait plus que les masques des Zanni, des lumières à nouveau dans la distance, tout au bout de la mort, et le roule-roule du train, 1, 2, 3, 4 temps, 1, 2, 3, 4 temps ... et au moment d’émerger je me sentis tomber, avec le train tout entier, avec les lueurs et les masques, dans un abîme obscur.

*

Je relevai la tête à la table d’un café de la grande Place. L’air était chaud. J’entendais des verres clinquer. C’était Venise, et son carnaval. Ils jouaient sous les flambeaux, les touristes riant sous les masques. La mer docile errait calmement à travers la ville. Sur la Place, on avait installé un grand miroir, presque assez grand pour toucher la première fenêtre blanche du Campanile. La foule venait s’y voir. C’était pratique - pour les photos. On s’embrassait, on sautait tous ensemble, hourras, jeux, vivas … on y passait beaucoup de temps, et avec la tombée du soir et les premières lumières, toute la place faisait ronde autour de la grande attraction.

C’est là, devant le miroir, qu’arriva le miracle.

Une femme avait hurlé. C’est elle qui m’avait fait lever la tête.

Voyez. Un cercle se forme autour de cette femme. Regardez. Elle est terriblement laide. Pour nous, elle l’a toujours été. C’est une vieille femme, mal mise dans une robe noire trop serrée, qui se plie sur sa bosse. Son visage est marqué, creusé de rides, tordu par un nez qui va de travers, au dessus d’une bouche béante et basse. C’est la sorcière de Grimm. Mais elle est couverte de larmes. Elle a hurlé d’horreur, face au grand miroir qui se penche sur elle. Elle se plie, elle se touche le visage, elle s’écrase. Et nous, à ce moment-là, nous ne comprenons toujours pas. Elle seule sait véritablement ce qu’elle voit.

Ce n’était que le début d’un vaste souffle. En quelques jours, le miracle s'étendit à toute la ville comme une peste. Une brume invisible passait de fenêtre en fenêtre. On entendait des cris par-dessus les canaux. De terreur et de joie. De miroir en miroir, dans chaque salle de bain, tout le quartier retentissait d’échos contraires - et les chats, et les oiseaux apeurés avaient fui. Voilà ce que chacun découvrait : laideur, ou beauté. Les visages changeaient. C’était selon. Selon quoi ? Il n’a pas fallu longtemps pour le comprendre : les hommes, désormais, ressemblaient à ce qu'ils étaient vraiment. On lisait, sur leurs visages, la somme de leurs actions. Et cette femme qui avait hurlé avait toujours été belle, mais cachait un cœur de plus en plus noir, et des mains secrètement rouges … il y avait des rumeurs … un enquêteur avait avoué … il n’avait pas retrouvé l’enfant … il l’avait soupçonné, mais, sans preuves … “et elle était si belle” … “elle, la sorcière de Grimm ?” … “oui” … et alors ? Alors bien fait.

Après quelques semaines, on se fit une raison. On ne trouvait ni cause, ni soin, à ce qui fut bientôt appelée la plus terrible, la meilleure, la pire nouvelle de notre temps, et de tous les temps. La vérité visible transformait le monde.

Comment se fit le miracle ? C’était le plus profond mystère.

A Venise, une rumeur dit que Dieu et le Diable se seraient retrouvés sous la Cathédrale, entre les troncs pourris, pour jouer aux dés et parier sur l’humanité. Il y a longtemps que le Dôme s’enfonçait doucement. On disait de Dieu qu’il était mort. Il fallait bien quelque chose comme une relance à la table de jeu, pour que la partie redémarre. Alors le Diable, en s’appuyant sur le support central qui craquait, paria ainsi : ’Par un petit détail, par une courbure du nez, par une symétrie des yeux, par la couleur des cheveux et le tour de taille, je leur apporterai le salut que par ton jeu des pommes tu n’as pas su leur donner - car tu ne connais pas ta créature.’

Mais ce n’était qu’une rumeur.

Au début, et pour quelques mois, on ne comprit pas. Bientôt c’est dans le monde entier que la ‘peste de Venise’ se répandit. De ville en ville les masques tombaient. On se mit à croire à une sorte de prédestination - au premier acte d’un grand Jugement dernier des Bons est des Méchants. Les plus laids, soit se cachèrent, soit s’organisèrent pour protester. ‘Non, ces visages ne sont pas mérités ... il y a eu une erreur ... il y a un coupable ...’

Mais c’est en observant les enfants que l’on comprit. De mois en mois, leur âme encore indécise donnait des visages changeants. Un premier acte important, vertueux ou vicieux, faisait des anges et des monstres. Mais ce visage qui semblait fait pour durer, se renversait bientôt, avant de ressurgir. Rien n’était fixé. Les yeux éternels semblaient entourés d’une eau en mouvement. Le Malin avait ajouté à la punition la grâce. Rien n’était perdu. Oui, c’était simple, il suffisait d’agir, de bien agir. Ceux qui avaient toujours été laids pouvaient, enfin, s’embellir. Ceux qui avaient chuté dans la laideur pouvaient se réparer. On les voyait en revenir. On les célébrait. Ceux qui étaient beaux pour commencer pouvaient perdre tout ce qu’ils étaient. Mais il suffisait d’agir et, le lendemain, au réveil, de voir dans le miroir les premières conséquences infimes de l’âme sur la chair.

On avait jamais vu pareille abondance de belles actions. Pour rivaliser de beauté, pour se plaire dans un miroir, les hommes devenaient des saints. Il n’y avait plus d’autre activité. Tout était pensé dans un miroir. On ne parlait que du Bien et du Mal. L’intérêt passait second, puisque l’intérêt était dans la morale. Avec cette toute petite modification, avec ce tout petit miracle, qui ne ressemble pas à l’ouverture de la mer, aux plaies d’Egypte, ou aux résurrections, avec cette toute petite idée - que le visage ressemble à l’âme - ce Diable rieur, avait établi la paix et la prospérité partout sur la terre.

Ceux qui se ressemblent vont l’un vers l’autre dans la rue et, sans présentation, se lient.

Le traître est toujours découvert au lendemain de sa traîtrise.

Le pouvoir est offert au juste.

On ne peut plus se mentir.

Rien n’est plus immoral que le maquillage.

Les cœurs se voient, les vertueux se ressemblent. Chacun brille de sa lumière.

Et partout où j’allais, désormais, je voyais mon vrai visage, et m’entourai d’amis, et trouvai un amour sincère.

Effet le moins évident, peut-être, de toute cette affaire : l’ennui lui-même disparut. Les mauvaises conversations, les jours vides, le vague-à-l’âme et toutes les minauderies : car nous connaissions désormais la règle du jeu, et ne pouvions plus faire mimer de ne pas la voir.

A la fin, par dépit peut-être, sur Venise où tout avait commencé, Dieu - qui d’autre ? - lança une vague immense qui brisa le grand miroir d’un coup de dés rageur. La mer se referma sur une baie nouvelle. En une seconde, elle avait toujours été là. Le Soleil y déposait des guirlandes de lumière. On avait jamais connu cette ville, son carnaval et ses fleurs. On avait jamais connu de miracle dans un miroir.

*

Le train sortit du long tunnel pour déboucher dans un pays de neige. Les étoiles se perdaient dans des collines toutes blanches. Cette lueur que j’avais vu au loin, c’était cette neige. Tout était blanc, jusqu’à ces sommets lointains, cette longue couronne de montagnes n’appartenant à aucun pays connu, qui nous enfermait comme dans une ronde de verre. Le train s’arrêta à un signal stop. Le rail lui-même s’évanouissait dans un monticule de poudre blanche, et je descendais vers la neige sur les marches d’un escalier invisible. Au centre de la vallée, à quelques centaines de mètre, je remarquai une tâche de couleur rose. Elle semblait flotter au milieu de la nuit comme le cœur d’une cible. Je m’approchai, pas à pas, montant haut les genoux, laissant des empreintes noires.

Je plissai les yeux. Et reculai d’un pas en me tenant la poitrine. C’était un bouquet de fleurs, dans un grand vase blanc, sur une table à pieds de fer noir. Tout au centre de la vallée qui brillait encore comme un miroir. De gros flocons se mirent à tomber sur les fleurs, le vase, la table, comme une gerbe pour me saluer. Je m’approchais assez pour remarquer que ces énormes roses n’avaient pas d’odeur. Et je tombai à genoux, comme un pèlerin devant une Pietà.

J’entendis, comme un écho venu de notre long voyage, le vague rythme du train, 1, 2, 3, 4 temps, 1, 2, 3, 4 temps. Il était là, immobile et noir, haletant des jets de vapeur comme un cheval fatigué. C’était le bout du chemin.

Tout cela, tout cela n’est donc qu’une farce, un rêve, et un théâtre ?

Que signifiaient le voyage, les masques, ces fleurs ?

Tout est laid, qui n’a pas de cœur. Je me souviens de cela. Le train, le mauvais sommeil, la sueur …

La fleur, pourtant, la fausse fleur sans parfum …

Ses pétales infinis glacés de neige

Un par un

Meurent.