AMERICA
- Prélude à l'Introduction -
NORTON ENTRE EN SCENE
Juste avant la nuit, la baie de San Francisco est envahie par les ombres, les étoiles et les dieux.
Sur les collines, les grillons grimpent les brins d’herbe blanchis par la Lune. Ils sonnent en rythme avec le vent et les vagues du Pacifique, de moins en moins bleu, de plus en plus noir, froid et profond. Dans la ville les portes se ferment. Un, deux, trois coups sonnent et les lumières s’allument. Le dernier passant pressé s’arrête sur le port, et lève les yeux vers le rideau du monde entrouvert - les étoiles se renversent sur la terre …
C’est la nuit.
Voilà un homme. Il est assis dans la pâleur, sur un bord de falaise, loin de la ville.
Sa silhouette massive se découpe sur l’horizon au milieu des herbes blanches. Il porte un uniforme bleu océan, des épaulettes d’or à franges, et une canne de bois sombre. Un serpent sculpté s’enroule autour de son manche. Le pommeau, en forme de poing, saisit le serpent à la gorge. Autour de lui il n’y a que le silence.
L’homme regarde, au loin, les éclat blancs de l’écume et du ciel.
Entre deux respirations de la mer, il soupire, longuement - soupir qui révèle une voix profonde.
Et il se tourne vers vous.
“Avec toute la mer qui monte et qui descend, on a l’impression d’une balançoire.’
L’homme prend le temps de respirer l’air salé.
Ah. Quelle joie d’être ici, non ? Je suis Norton. Je viens vous voir. Vous accueillir. Il faut bien que quelqu’un vous place, dans ce théâtre. Je suis sorti du livre par des chemins secrets. Nous voilà sur son seuil, entre les mondes.
Et dans un instant nous jouerons pour vous une vie.
Toute cette vie sera dans notre pièce. Et toute notre pièce sera dans ce ciel.
C’est la raison de ce décor pour cette scène scène - la baie de San Francisco, l’extrême bord du monde : je devais vous montrer le ciel étoilé.
Où sommes-nous, vraiment ? Et pourquoi ?
Prenez … voyons voir … oui … un simple hêtre penché par le vent en automne. Prenez la petite tâche de rousseur que telle petite fille a sous l’œil gauche.
Ou la lumière du ciel à travers le carreau teint en bleu d’une imprimerie.
Tout cela ! Tout ce que nous jouerons, jusqu’au détail infime … sera, en un sens, tout plein d’étoiles.
“Qu’est-ce qu’il raconte, bonhomme, avec ses épaulettes ? Est-ce qu’il aurait pas un peu tourné la carte, l’amiral d’opérette ?” Voyez ce ciel. Dites-moi. Pouvez vous le regarder longtemps sans entrer dans une rêverie profonde ?
Si vous pensez à votre vie sous ces étoiles, ne ressemble-t-elle pas, soudain, au fil évident d’une destinée harmonieuse, et douce ? A quelque chose qui devait être, et qui sera toujours ? Ne sentez-vous pas les blessures se refermer, et se tracer la carte d’une âme ? Car c’est une âme.
Nous suspendons le passé et l’avenir à ces étoiles, comme les sphères au sapin à Noël. Là, les anciens dessinaient leurs constellations. Les peuples des îles, que mes bateaux croisaient en silence aux abords des Marquises y voyaient un océan renversé. La nuit, sur les îles du ciel, des anges et des démons allument des feux. Le sentez-vous, peut-être ? Par Dieu sait quel Barde, quelle force qui sait, le chaos y devient un récit en musique, dont vous ne connaissez pas la fin, mais dont vous tenez, enfin, le début d’un fil d’or, et tout ira bien ... Car ce ciel, où votre vie s’arque d’aurores en nuits a lui sur tous les hommes, toujours. Ils rêvaient leur vie en le regardant. C’est dans ce rêve que nous jouerons la pièce à venir : la vie d’Edwin Forrest
“Mais quoi, me direz-vous, vous me parlez de dieux et de légendes, des âmes qui brillent au ciel, pour me raconter à la fin la vie d’un homme, d’un mortel parmi d’autres ? Montez à ces étoiles ! Que faisons-nous à terre ?”
Ah, mais c’est tout le théâtre. Les héros n’ont pas d’humour. Les dieux n’ont pas d’amour. Comprenez-vous ? Ces étoiles en tombant font des fleurs … que nous allons cueillir pour votre bonheur. Je parle, je parle, et vous me comprenez, peut-être ? Peu importe, on m’a demandé un prélude - frisson, mystère, lueurs entrevues - nous aurons tout le temps d’être clair.
Mais le temps presse. Nous devons ouvrir ce rideau de nuit - sauter dans le temps - commencer.
Vous me reverrez, alors. Mais moi, moi je ne vous verrai plus. Nous passerons le seuil éternel ensemble pour entrer dans l’espace. Je me glisserai là derrière ce mur invisible. Nous lèverons le rideau. Je vivrai, je vieillirai. Je mourrai à la fin. Oh, vous aussi, vous aussi.
Et c’est là que vous le verrez, lui. J’ai dit son nom, mais vous ne le connaissez pas encore. Ce grand homme, ce navire échoué. Il jouait, lui aussi, des pièces sur la scène. Je le vois, tout tissé de lueurs, osciller entre les ombres. Il était le premier de nos idoles, dans ce Nouveau Monde que nous avons bâti, et comme nous, il était rêveur, avide, superbe, violent, aimant, idiot, sage, sauvage, et il a bâti un château - le saviez-vous ? - un vrai château, et il a fait fortune, mais il a sombré, oh sombré bien bas, puisque c’est là, dans ma cabane de bois dont la lampe vous éclaire, c’est là qu’il échoua, à la fin.
Norton lève soudain la tête vers les étoiles. Il fronce les sourcils.
J’en ai trop dit. Notre directeur de troupe gronde depuis les coulisses. Il aura encore renversé son encrier … ou c’est que le temps presse. Car après moi, c’est à son tour d’entrer dans la lumière un moment. Il veut vous dire comment cet homme là, cet Edwin Forrest, et votre humble serviteur, se sont rencontré dans ce livre. Oui, juste après, nous commençons. Il faut des préludes aux introductions. C’était en Amérique, il y a longtemps. Bien sûr, j’étais déjà mort, et Edwin mort tout autant. Vous verrez que …
Ah - non - bien - c’est sûr - il vient. Je pars. Je passerai derrière le rideau de nos coulisses. Je le croiserai. Je lui parlerai de vous. Souvenez-vous. Il n’y a que vous. Ce livre. Les étoiles. Edwin. Norton. Et des millions d’hommes qui passent. Ah ! Cette vie est peut-être un rêve. Le monde tient dans une âme.
Et ce que nous aimons et ce que nous détestons
Ce que nous sommes et ce que nous serons,
C’est cet homme et son étoile
Adieu
Souvenez-vous de moi
Regardez ce ciel.
Et voyez : quelle joie d’être ici.”