A1. LE MANOIR
Charles s’abaissa au trou de la serrure. Une bougie, négligemment suspendue de travers, découpait le profil d’Edwin Forrest, sans révéler son visage. Il s’enfonçait lentement dans un grand fauteuil de feutre et de cuir. Tout autour, de pièces en corridors vides, le manoir sombrait dans le silence. La pièce était jonchée de livres ouverts.
Charles toqua.
- Entre.
La voix du vieil acteur sortait comme un souffle étroit entre deux rochers marins.
Charles se tenait sur le seuil, sans oser entrer tout à fait. Il avait toujours l’impression de déranger le sommeil d’un malade.
- Avez-vous mal ?
Le maître esquissa un sourire à son bibliothécaire et valet. Le visage était certainement la seule partie de son corps qui n’était pas à moitié paralysée ou engourdie.
- Mal ? Mal à moitié … à moitié mal … il faut que ça s’arrête … vous ne pensez pas, Monsieur Iverson ? La pièce a assez duré. Pourquoi vous … ici … à cette heure ?
Edwin marquait des pauses dans ses phrases, de plus en plus courtes, et tristes, avec les années.
- Monsieur. Nous n’avons plus de livres
- Plus de livres ?
- Vous avez tout lu. J’ai vérifié trois fois les registres. Toute cette liste établie ensemble. Les quatre indexes. C’est à peu près 1600 volumes tout compté. Tout ce que nous pouvions lister en bonne conscience. Bien sûr, il reste les publications de cette année, et peut-être les ouvrages mineurs que …
- Non
- Bien Monsieur
- Tout, vraiment ?
- Oui Monsieur. Nous avions choisi la Poétique, l’Histoire, la Pensée et la Science. Vous avez tout lu.
- Alors il est temps.
Edwin regardait au loin un mur encore noir.
- Vous le voyez encore ?, demanda Charles.
- … Oui … L’autre soir, dans la cour, il m’a suivi. Il boitait. Comme pour … se moquer de moi. Comme l’ombre … d’un pantin … ayant perdu un fil. Il riait … Vous me croyez fou ?
- Non Monsieur.
- Et toi, que … lis tu ?
Charles n’avait pas l’habitude de répondre à des questions sur sa vie. Il travaillait au bien d’Edwin. Le reste du temps il dormait, ou cueillait un rare moment à sa fenêtre. Il lisait parfois au lieu de dormir.
- Des livres de médecine. C’est ce que j’ai lu. Cette année.
- Tu cherches encore, hein. Et que proposes-tu ? Pour mettre fin à … tout cela.
- Je … Monsieur je crois que ces fantômes vont vous mettre à bas. Je crois qu’il vous faut changer d’air. Parfois, c’est la chose la plus simple qui …
- Que veux-tu ?
Charles n’avait jamais décidé. Il n’avait jamais imaginé le vouloir. Quelque chose soudain s’ouvrit en lui. Après des années de lenteur, d’attente, de petits gestes, il avait peut-être, pour un moment, l’opportunité d’atteindre le sommet de la montagne en une seule enjambée miraculeuse.
- Partons. Monsieur, partons. Quittons cet endroit maudit.
- Où ?
- A l’Ouest. Aussi loin que possible. Là où personne ne vous connaît, ni rien de tout ça.
- Où ?
- J’ai lu que la Californie était pleine de sources médicinales. Et de Soleil. Alors, San Francisco.
- San Francisco ? … Je n’y suis jamais allé.
- Qu’en dites-vous ?
- Aha. Rien. Non. Rien. Mon esprit est vide. Mon … cœur hait cette idée, et hait tout le reste. Mon âme … voyons voir … “ici ou ailleurs, pareil au même”. C’est ce qu’elle dit. Le collège a statué.
- C’est oui ?
- Nous jouerons votre pièce … Barde … choisis mon rôle. Je suis Lear, c’est ça ? Ou le fantôme du père … déjà ?
Charles essayait de contenir son émotion - exactement celle d’un enfant excité de voir son père malade se relever - pour se remettre à jouer.
- C’est oui ?
Edwin Forrest soupira lentement. Au fond, il avait peur de rester dans ce manoir une année de plus, sans un livre pour le distraire de l’ombre, de Lui …
- Oui, répondit-il, simplement.
Puis il se tourna vers le mur noir. La bougie finissante, en s’inclinant, venait de révéler, accrochée au mur, l’armure de Macbeth, celle de son triomphe de 1852. Ses rubis sertis brillaient encore. Rouges et profonds comme du feu et du sang.