A2. OMBRE ET LUMIÈRE

Ils étaient en mer, maintenant, depuis six mois. Le Jefferson, petite frégate habituée aux longues traversées, menait maître et bibliothécaire de New-York à San Francisco. C'était 1872. Enveloppé de vent, de vagues blanches, et d'étoiles, le grand homme sur le pont était devenu un fantôme, errant la nuit sur le bois qui craque, effrayant les marins.

Charles, avant tout, avait préservé les apparences. Il avait entouré Edwin d'une laine noire, chaude et plus discrète que l'armure à bandes de cuivre et rubis de Macbeth, que son maître tenait à porter. En dix mots, il avait assemblé le personnel de maison, fait porter le nécessaire sur les quais, et renvoyé tout le monde pour six mois.

Avec un des lingots d'or du coffre, Charles avait payé pour toutes les cabines, et pour le silence d'un équipage expert. Le capitaine du Jefferson, John Morris, homme fier, yeux bleus et grande barbe blonde, vit le héros de son enfance s'avancer à sa rencontre sur le quai trempé. Les coups de poing d'un petit mousse affolé à sa porte l'avaient tiré de son lit, et voici qu'Edwin paraissait, sorti des livres et des gravures, quoique dans un nouveau rôle étrange, de vieillard abattu et voûté. Le Capitaine Morris rit nerveusement, accepta l'offre, et promit le secret. Il gardait le lingot d’or sous son oreiller. En fin de matinée, le Jefferson était prêt au départ et Edwin, enfermé dans sa cabine, dormait déjà sous l’œil inquiet de Charles.

Le Jefferson entra dans la baie de Francisco au solstice d'été.

- Arrêtez de gigoter, voulez-vous

Iverson s'arrêta de frotter. L'armure du Macbeth pendait sur le côté du lit. Assis sur un tabouret, Charles massait le côté droit d'Edwin. Edwin vivait la nuit. Le soir, au réveil, Charles tentait de raviver les muscles atrophiés de son maître. C’était son idée, qu’aucun médecin n’avait demandé. Il ne tolérait pas qu’on y manque. Puis il l'aidait à renouer chaque boucle de la cuirasse, dont le plastron et le dos rigides l'aidaient à se tenir un peu plus droit sans douleur.

- ... Charles …

- Monsieur ?

- ... Charles … attachez-le à un rocher ... Que ça s'arrête, murmura Edwin.

- Quoi donc, Monsieur

- Ce bateau …

Et le Jefferson tanguait vers le port de San Francisco sur une houle courte, tandis que Charles massait plus fort. On avait déjà hâlé les voiles, pour dériver lentement sur le courant, ce qui augmentait l’amplitude du roulis. Le capitaine Morris suivait les ordres de Charles, donnés à l'embarquement :

"Nous arriverons en secret, nous débarquerons loin des regards, nous irons seuls, en canot, et vous ne direz rien aux autorités du port. Achetez quelques caisses de ce que vous voudrez, et déclarez-vous marchand. Ne restez pas. Nous paierons votre retour."

- Capitaine ! Un peu d'aide ici !

Morris était dans sa cabine, un bouchon de vin en bouche, s’amusant bien, considérant son lingot d’or dans les reflets d’une bougie. Il trouvait à cette activité un plaisir toujours renouvelé.

Le cri étouffé de Charles l’arracha à sa rêverie. Il cracha la bouchon.

Pour rejoindre la cabine de l’acteur, il fallait descendre sous le niveau de l’eau - Edwin voulait entendre le passage du courant contre la coque, et les présences fantomatiques qui entourent toujours les bateaux en haute mer.

- Lâchez l'ancre ici, ordonna Charles en le voyant entrer. Monsieur ne supporte plus la houle. Allons, aidez-moi, voulez-vous ?

Chaque soir, Morris et Iverson soutenaient Edwin comme un client ivre, pour le monter sur le pont, et lui permettre de prendre un peu d'air. Les étoiles palpitaient sur les eaux et, courbé comme un bossu sur le bastingage, confondu avec l'ombre du mât, il regardait, immobile, la mer blanchie par la Lune. Il rêvait, de vague en vague.

Plus d’une fois, caché derrière le mât, le capitaine Morris avait lui aussi imaginé la vie passée d'Edwin Forrest. La scène ! L'argent, les femmes sans doute, puis tout ce que l'on sait, la gloire, et la déchéance.

A la fin de la nuit, lorsque l'aube approchait le méridien, et que les premiers rayons frappaient le fond opposé du ciel, Edwin claudiquait seul vers sa cabine, pantin désarticulé que les marins scrutaient en murmurant.

La vigie, surtout, que l'on appelait Moine, parce qu'il était couvert de breloques chrétiennes, et s'était fait tatouer une grande croix sur le dos, pour éviter les coups de fouet du temps de la marine anglaise, se méfiait d'Edwin, qu'il appelait Jonas. Il regardait l'horizon le soir depuis la hune, et jouait de son rosaire. Il attendait le Léviathan.

Aucune réaction n'avait été moins dramatique. Dès l'embarquement la rumeur avait parcouru la petite foule des marins comme des frissons de fièvre.

A terre, la plupart lui auraient offert un verre - honneur aux légendes ! Mais ceux que le destin poursuit n'ont pas leur place sur les navires - c'était le mauvais œil.

L'un des marins, habituellement un homme calme et discret, s'était jeté sur Edwin un soir, sur le pont. Au milieu d'une tirade incompréhensible, il avait hurlé les noms d'Astor, et de Johnson. On le mit aux fers dans une cabine, en attendant le voyage de retour. Il ne voulut jamais s'expliquer. Quant à Edwin, à peine secoué, les yeux vagues et distants, il ne réagit pas.

A l'inverse, un jeune timonier s'était approché, après une escale, avec un bouquet de fleurs blanches, et un sourire hésitant. Il avait enlevé son chapeau, qu'il tenait écrasé contre les roses. Ses camarades incrédules firent cercle autour de lui.

- Eh, Albert. Ça va pas de faire ça ?

- Bah, on offre bien des fleurs aux comédiens, non ?

- Aux comédiennes, imbécile.

- Et aux danseuses.

- Et aux chanteuses.

- Toutes des femmes, tu remarqueras.

- Les fleurs, tout le monde aime ça, murmura le timonier en retournant à ses quartiers. Il n'osait pas dire qu'il avait vu Edwin au faîte de sa gloire, lorsqu'il était enfant, et qu'il n'en pouvait plus d'entendre les murmures contre Jonas, et les hurlements de l'homme enchaîné dans la cale. Il offrait des fleurs de soin. « Parce que c’est pas juste » marmonna-t-il.

Entre ces éclats, le voyage avait été calme. Maintenant les hommes réunis sur le pont attendaient le moment fatidique dans la lumière des lanternes. La porte menant aux escaliers s'ouvrit d'un coup de botte du capitaine. Entre lui et Charles, Edwin, plissa les yeux dans la lueur pâle de la Pleine Lune. Les vagues paraissaient redoubler et le Jefferson roulait à vomir.

- Ancrez ! ordonna Morris

Charles se pencha à l'oreille de son maître :

- Comment voulez-vous faire, Monsieur ?

- La barque ... Jetez-la.

Charles grimaça.

- Mais Monsieur, comment vous y descendre ?

Edwin eut un sourire ironique et murmura, comme pour lui-même :

- Une corde.

Une corde ... Charles revit soudain, né de la nuit, la masse sombre du manoir, ses ronces, ses couloirs, ses longues rangées de livres ... Edwin avait alors la même ironie. L'armure de Macbeth, le lingot d'or, San Francisco, 'la corde', c'était pour rire en un sens.

La barque frappa la crête des vagues. On entourait Edwin avec des égards d'embaumeurs du Pharaon - les mains timides des marins nouant la corde tout autour de son torse, sous les aisselles, doublant le nœud dans le dos. L'ancre brisa la mer et fila vers le fond dans un bruit de tonnerre.

Charles descendait déjà les barreaux d'une échelle vers la barque en contrebas. Il portait en bandoulière le gros sac de cuir rempli de billets et d'or, qu'ils transformeraient en vêtements, logement, et voyage de retour. Depuis la barque, Iverson agita ses bras en les croisant :

- Allez !

Tous les marins et le capitaine Morris s'arc-boutèrent contre les bords du pont. On descendit le paralytique avec douceur, presque sans à-coups, le long de la coque. Il oscillait, pendule pendu, son ombre balancée sur l’écume.

On ne se dit pas au-revoir. Charles réceptionna Edwin, et croula sous le poids de l'ancien athlète en armure. Il l'étendit tant bien que mal dans la longueur de la grande barque, et se mit à ramer.

La barque se détacha de Jefferson. A l'horizon, les lumières de San Francisco montaient jusqu'au bord du ciel.

*

Charles parlait entre chaque coup de rame. Ce n’était pas habituel. L’approche de la grande ville, et du terme de cette étrange fuite, le faisait nerveux. C’est de la sueur qui mouillait les rames.

- Monsieur. Ne fermez pas les yeux, voulez-vous ? … nous y sommes bientôt… Vous verrez … ça ira.

Iverson n’en savait rien. Il ne savait même pas qui décidait de ça. Il ne savait pas complètement ce qui n’allait pas. Il ramait dans de la souffrance. Il voulait aider.

Edwin restait silencieux, les yeux à moitié fermés. Le Jefferson les avait quitté, avec ses lanternes, sa vaste présence, ses bruits. Il n’y avait que la nuit, piquée d'étoiles. Il aspirait au plus profond silence.

- Une fois à terre, nous irons ... À l'hôtel, d'abord. Puis ... Enfin ... on vous inscrira à des soins. … et voilà. Ca ira

Edwin esquissa un sourire intérieur, invisible. Un sourire sans ironie.

"Charles Iverson a la même qualité d'attention, de soin et de dévouement que feu votre mère.", lui avait dit Gilham, décrivant ce jeune séminariste sans le sou. Alors Edwin avait accepté de le prendre à son service. Il était le seul à l’avoir suivi, du château au manoir.

- Nous irons à l'hôtel d'abord. Demain, je ferai acheter des vêtements. … Puis, peut-être, une visite chez le barbier ?

Il faut noter surtout que le jeune homme n’allait pas au théâtre. Il avait grandi dans la campagne avec des Quakers. Il avait rejoint la ville pour ses livres. La gloire d’Edwin n’était rien pour lui.

Edwin ne lui répondit pas. Une nappe d'étoiles en mouvement spiralait au-dessus de la barque, montant et descendant, de vague en vague vers les lanternes du port. San Francisco grimpait sur les collines le long d'une baie en demie-lune, et Edwin, à la voir, sentait monter en lui, pour la première fois depuis des années, comme la sève du chêne échauffée au début du printemps, un peu de gratitude pour le bon Charles. Le bibliothécaire, couvert de sueur à force de ramer, ne parlait plus. Edwin savait bien ce qu'il lui faudrait faire. Il n'était pas venu pour les sources thermales. Il avait simplement besoin de la mer, de ce long voyage, pour affermir sa résolution. Des nuits de songe sur l'ombre. Du temps pour tout revoir, sur le pont. Surtout, il lui fallait être loin de tout, et ne pas laisser les journaux parler.

Au fond de sa nuit, sans qu’il n’ose l'avouer, l'amitié de Charles Iverson brillait pour Edwin comme une lueur d'adieu.

- Monsieur Forrest ! Nous arrivons !

*

Ils accostèrent en secret sur un morceau de plage à moitié sauvage. Edwin peinait à marcher dans le sable. Les lumières à gaz de la ville, toutes proches, débordaient le long des dunes et des roseaux. Edwin et Charles plissaient un peu plus les yeux à chaque pas, comme au seuil d'un immense théâtre plein de voix et de musique.

Charles ne savait pas, au fond, quoi faire. Il aimait sans pouvoir. Mais il aimait, et savait aimer. C'est Gilham qui l'avait convaincu d'entrer au service de cet homme rongé de tristesse. Avec les années, son admiration avait grandi. Mais comment l'aider ? Les sources thermales ne suffiraient pas. Il attendait comme dans les livres une sorte de miracle.

Le maître marchait au bras du bibliothécaire. En secret sous la cape noire, sa main droite se crispait sur un morceau d’acier froid. Et son cœur brûlait d'une résolution secrète.

Ils entrèrent de plain-pied dans les rues et la foule. On se bousculait. Aucun visage ne se ressemblait. Edwin ne voyait que des silhouettes.

La ruée avait transformé ce morceau de désert en un petit Paris. Sous les, des bosquets de fleurs jouxtaient les cabarets. En ce temps, on manquait d'eau, mais on avait amené la musique, la musique la foule. Ils ont tous débarqué par pleines frégates, affamés, aventuriers, rescapés, désespérés, courageux, rêveurs, putains, chinois, parieurs, et ceux-là avaient amené leur intendance : cuisiniers, blanchisseurs, banquiers, médecins, preneurs de paris et juges. Une ville était née, qui doublait en nombre et en folie chaque année.

Ce soir la foule allait en toutes directions sans ordre comme un soir de fête. C’était l’occasion. Il fallait agir vite.

- Charles ...

- Monsieur ?

- La foule. Je ne peux pas ... Trouvez ... Une voiture ... Vitres à rideaux ... Allez, allez.

Edwin mimait la faiblesse. La fin du voyage lui rendait son ancienne force. Il jouait, et que pouvait le pauvre Charles face au jeu d'un maître ?

Il hésita un instant à laisser Edwin. Mais il était lui aussi affamé de la tranquillité de la terre. Une chambre et un bain. Un rire de femme entendu quelque part, n’importe où,après six mois en mer. Quitter l'hiver enfin, et les tempêtes. Edwin appuya son corps grêle sur un tonneau au coin de la rue. N'importe qui y aurait cru. Edwin lui-même y croyait. C’était cela, jouer en maître.

Charles céda. Il traversa la rue terreuse et encombrée de longues files de passants. Mais lorsqu'il se retourna une dernière fois vers le tonneau pour aviser Edwin entre les têtes et les épaules de passage, son maître avait disparu.

*

Quelque part dans la foule, le valet criait, terrifié. Edwin doubla son pas dans le petit réseau de ruelles espagnoles.

Il émergea dans un quartier à lanternes, rouge comme Amsterdam, sombre comme Venise. Ce rouge était la première couleur après six mois de nuits noires et blanches. Ici les routes étaient encore pavées. Tout autour, des passants ivres jouaient à la porte des cabarets. Les bruits résonnaient pêle-mêle et Charles luttait, quelque part, contre le courant de lumière et de rire qui l'aveuglait.

Les rues s’enchaînaient de plus en plus pauvres. C'était Macao et Singapour maintenant, sur des chemins de terre en labyrinthe. Edwin dans ses cauchemars avaient marché dans de telles rues étrangères. Il disparut dans une foule de plus en plus épaisse. Le bibliothécaire était semé.

Edwin toussait plié en deux contre un lampadaire. Sa force soudaine luttait contre des années de paralysie. D'une main faible il repoussa un inconnu venu à son aide.

Haletant, penché comme un bossu, il s'enfonça dans une ruelle en cul-de-sac où il se trouva enfin seul, adossé à un fin panneau de bois.

Il plongea sa main valide dans les replis de sa cape, à la rencontre de sa main paralysée, crispée près du cœur. Il en arracha un revolver noir.

"Ici ? Non, pas ici".Il reprit sa route vers l’inconnu, le revolver plaqué contre sa cuisse, pour qu'on ne le voit pas, et pour qu’on le voit. Les lanternes rouges jetaient des reflets sur l’arme tous les deux ou trois pas.

*

Le vieil acteur arrivait maintenant dans la grande rue des miracles, où les cabarets devenaient des opiumeries déguisés en théâtre de marionnettes. Des fumées entêtantes sortaient de quelques fenêtres que des mains refermaient à la hâte. A travers des murs fins comme du papier, on voyait les figures d'ombres jouer des pièces. Hagards, souriants, leur 'public’ applaudissaient sans comprendre.

De l'autre côté de la rue, une jeune chinoise, fardée comme une icône, apparaissait dans un cadre d'or. Une longue file de mineurs, de forgerons, d'ouvriers du rail et des quais se pressait à sa guérite. Chaque homme, pour la voir, payait un grain d'or, ou son équivalent en monnaie de papier. Un géant noir inspectait le grain, puis tirait sur une corde à pompon : le rideau s'ouvrait. Le client pétrifié fixait la chinoise ornée, sans pouvoir la toucher. S'il levait les mains, le géant le jetait dans les airs. Puis le rideau se refermait. Trop d'or, trop d'hommes, trop peu de femmes, comme autrefois sur le Frontière. Edwin, inhalant malgré lui des fumées, oscillait entre ces hommes prêts à perdre tout leur gain pour l'image d'un rêve. Et il pensait à Gibson, revoyait la frontière, l’acier noir le feu dans la nuit et la mort. Le revolver lui brûlait la paume. Il ne devait pas être vu armé près de cette fille.

"Pas ici, pensa Edwin, pas ainsi." Pensa-t-il. Il se remit à claudiquer.

Les rues se remplissaient à mesure qu’elles convergeaient vers le cœur des quartiers populaires. Edwin pensait choisir son chemin, mais suivaient le mouvement général vers une destination inconnue.

Couvert de sueur, Edwin déboucha soudain sur une avenue centrale, remplie d’une foule épaisse. C'était l'artère principale du quartier chinois. Elle se divisait plus loin en un Y ramenant à la mer. Au centre du Y, un grand bâtiment à balcons courbes abritait un restaurant à fanions et à lanternes rouges. C’est là que tous allaient, comme des fidèles au pied de la montagne sacrée. Tous les visages se tournaient vers le premier balcon, où une grande porte à double battants s'ouvrait sur un rideau de velours. Les enfants surtout pointaient le rideau, attendaient quelque chose en bavardant. Les blancs et les chinois se mélangeaient librement, et l'on voyait même quelques dames de société, quelques chapeaux de feutrine, quelques costumes de prix.

Le rideau s'entrouvrit. Un homme à galons d’or, et costume bleu océan se présenta à la rambarde. Il leva une canne sculptée d’un serpent. Et la foule, avec les enfants au premier rang, éclata en applaudissements.

PEUPLE DE SAN FRANCISCO

AMÉRIQUE

N’ÊTES VOUS PAS BEAU ?

N’ÊTES VOUS PAS FIER ?

CE SOIR, NOUS CÉLÉBRONS NOTRE VILLE,

NOTRE OCÉAN,

NOTRE OR,

NOTRE PAYS !

Entre chaque annonce la foule applaudissait et criait comme au théâtre. Les enfants surtout s’amusaient de ce grand personnage affecté, qui prenait en parlant des poses de Pape ou de Roi. Pour l’occasion, il était coiffé d’un chapeau haut de forme piqué d’une plume de paon.

Edwin n’écoutait pas. L’amuseur cria des choses sur des feux d’artifice et de la musique. Edwin ne pouvait pas écouter. Juste devant lui, de dos, absorbé par le spectacle, il y avait comme un fantôme vivant.

Jack était là.

Il était là. De dos dans la foule, mais c'était son dos, sa présence vive, ses épaules … - il était de retour de guerre, avait ses deux bras, sa taille d'enfant, et sa chemise rouge - …

Jack ! Cria Edwin, et il tomba à genoux, et se vida de tout son souffle.

Le petit homme se retourna. Il était barbu et sans dents.

Sonné, Edwin écarquillait des yeux terrorisés. Il levait la main vers le clocho édenté, qui recula stupéfait.

- Fils, murmurait Edwin en tremblant.

Avec de lentes inspirations sifflantes, il cherchait à remplir à nouveau ses poumons, mais un poids pesait sur son diaphragme, qui écrasait aussi sa vue, son cœur et sa voix. Sa main se serra autour de l'anse moite du revolver. Tout près de son oreille, une bombe éclata le ciel. C'était un feu d'artifice que l'on avait tiré depuis les balcons. Les passants poussèrent des cris de joie. C'était ... oui ... forcément ... le solstice. Une fête pour le sommet de l’été. Edwin releva la tête, illuminé soudain juste sous le feu.Dans les flammes il voyait, dessiné en éclats d’étoile, un wagon bleu et vert, et une troupe d’enfants en chemises rouges. Une seconde fusée siffla, et explosa. Or, de l’or, toute dorée, comme les milliers de bougie - la scène, les fonds colorés, les costumes éclatants, les visages brillants. Un second ciel éclatait dans le ciel. Des tâches de rousseur écloses dans le noir, et le wagon encore bleu, vert, et les chemises, rouge, encore. De l’or éclata une dernière fois, et le public applaudit à tout rompre l’amuseur à plume de paon, et le serpent sur sa canne ouvrait sa gueule béante comme un trou noir. Dans le canon du revolver, Edwin vit brûler le visage éblouissant d’un ange aux cheveux blonds.

Le silence s’empara soudain de la foule, de San Francisco, et de la nuit du monde.

Edwin avait tiré.

*

Des voix lentes, américaines, chinoises, bruissaient au bord d'un grand vide.

Puis vint le silence.

C’était donc la mort ?

Comme écouter aux portes des vivants ?

Il avait tiré.

Il avait senti la chaleur de l’explosion sur a joue et son crâne.

L’angle devait percer le cerveau.

Maintenant la paralysie était parfaite.

Sur les flancs de sa cape pourtant, il perçut quelque chose comme le contact de deux mains, de deux mains qui le tournèrent, le palpèrent, l'examinèrent. La mort avait peut-être des mains pour l’emmener dans son mystère.

- Qui êtes-vous ?!

Ne le touchez pas !

A l'aide, s'il-vous-plaît !

Edwin sentait le monde par vagues. Il reconnut la voix de Charles.

"Alors ce n'est pas la mort, pas encore, pensa-t-il. C'est peut-être l'Enfer ? L'Enfer est peuplé de bibliothécaires qui s'inquiètent pour moi."

- Relevez-le, relevez- le enfin !

- Taisez-vous. Tout ira bien, dit une voix douce. Ces gens sont mes amis.

La voix dit quelques mots dans un drôle de chinois, accentué à l'américaine.

Puis d’une phrase anglaise, la même voix basse coupa dans la panique de Charles.

- Allons. Suivez-moi.

Quelque chose saisit Edwin. Il s'envola dans le vide et l'ombre.

Puis, plus rien.